Magazine Invente-moi le monde N° 8 : "L'artiste et sa liberté" 


Ces dernières semaines, je me suis beaucoup interrogée sur la question de la liberté de l’artiste.

 
Je lisais cette citation de James Baldwin qui dit : « “The role of the artist is exactly the same as the role of the lover. If I love you, I have to make you conscious of the things you don’t see.” « Je dois te rendre conscient des choses que tu ne vois pas. »


C’est effectivement ma façon à moi de créer. Il y a une partie de moi qui sera toujours la petite fille qui voulait rendre le monde plus beau. La partie de moi qui a étudié les droits humains pour protéger l’être humain de ses propres égarements. La partie de moi qui a étudié les tortionnaires pour devenir une activiste contre la torture.
Et pour faire cela, il faut regarder les choses telles qu’elles sont. Chercher, observer et ensuite dire. Dire ce qui ne va pas ou ce qui va. Dire la peine et la folie. Montrer la douceur et la beauté. Il faut aller là où personne n’a envie d’aller, traverser la peur pour se retrouver sur l’autre rive. Une rive où il y aura peut-être de nouvelles solutions, de nouvelles façons de penser.


Si on veut pouvoir créer de cette façon-là, il faut pouvoir être complètement libre. Ne rien devoir à personne, ne pas avoir d’allégences à respecter. Il faut pouvoir toujours tout questionner, même ses propres croyances et certitudes. Il faut avancer, explorer, pousser toujours un peu plus loin la pensée au-delà de ce qui est connu.


La crise sociale et économique due au Covid nous montre des artistes qui demandent parfois désespérément des aides de l’état pour survivre. Je les comprends parfaitement. Etre un artiste n’est pas très rentable la plupart du temps et beaucoup vivent dans une très grande précarité. Si l’état prend des mesures pour aider les personnes en difficulté, il est normal de faire la même chose pour les artistes. Je fais partie de ceux qui pensent que l’art et la culture (qui sont deux choses légèrement différentes, mais cela est une autre question) sont des éléments « essentiels » de la vie humaine - puisqu’en 2020, la préoccupation semble être de diviser l’existence entre essentiel et non-essentiel. Soutenir les artistes et la culture me semble donc essentiel, mais de quelle façon peut-on le faire et doit-on le faire ?


La crise actuelle ne fait que révéler une réalité de façon plus accentuée sans toutefois la créer. La question initiale demeure : est-il possible pour les artistes de financer leur existence sans avoir recours à l’état ? Et est-ce possible d’être libre lorsque l’on dépend pour sa survie de subsides institutionnels ou privés ? J’ai observé que les artistes en ce moment ne remettaient que très peu en cause les décisions qui sont prises par nos autorités, sauf naturellement en ce qui concerne les aides allouées. Et peut-être sont-ils tous en accord parfait avec tout ce qui se passe autour de nous en permanence. Mais je pense également qu'il est difficile de critiquer la personne qui nous nourrit. C’est normal et respectable. Lorsque je travaillais comme juriste dans les droits humains, j’ai toujours soutenu qu’un être humain se préoccupera d’abord de nourrir ses enfants et seulement ensuite de sa liberté. De grands idéalistes n’étaient pas d’accord avec moi, mais il s’agissait de grands idéalistes qui n’avaient jamais connu la faim… Nous avons tous besoin de survivre. Mais comment un artiste peut-il concilier cette évidence avec la liberté dont il/elle a besoin pour accomplir effectivement son travail ?


L’art par essence se doit d’être subversif. Par subversif, j’entends « qui renverse l’ordre établi ». Pour créer, il faut aller au-delà. Cela ne veut pas dire que l’art doit être forcément politisé, mais qu’on le veuille ou non, il est toujours porteur d’un message. Et comment préserve-t-on la pureté de ce message si l’on dépend pour sa survie de l’état et donc de l’ordre établi ?

Je me souviens du moment où j’ai écrit la chanson « Je proteste » qui défend la liberté de pensée. Elle ne cite jamais son nom, mais la chanson parle entre autre de Calvin et de sa dictature religieuse et de ma réaction de citoyenne du 21ème siècle face aux festivités organisées par l’état de Genève pour la commémoration des 500 ans de la naissance de Calvin.
Soudainement, il a été plus difficile de travailler. On m’a demandé de ne pas chanter cette chanson lors de certains concerts. J’ai refusé mais il y a eu un peu moins de concerts même si le public, lui, aimait la chanson. Une grande institution privée a refusé de me louer une salle de façon officielle après avoir « eu vent » que j’étais l’auteure de cette chanson. Ils ne voulaient pas que leur nom soit associé à ce titre. Dire ce que l’on pense ou ce que l’on ressent peut nous mettre dans des situations compliquées. Le public heureusement était toujours au rendez-vous et a décidé de notre destin pour le meilleur.


Alors que faire ? Faudrait-il que les artistes ne soient que des personnes riches qui ne dépendent de personne pour leur survie ? Cela pourrait peut-être être une solution… Les Romains ne permettaient qu’aux personnes fortunées d’étudier le droit, par exemple. Parce qu’ils trouvaient immoral que les avocats fassent payer leurs services. Comme le travail devait être gratuit, les études n’étaient ouvertes qu’aux rentiers. Mais comme j’aime pousser la réflexion, j’aurais tendance à dire que même les rentiers ont des allégeances à respecter. Leurs rentes ne viennent pas de nulle part. Les « moraux » jurisconsultes romains détenaient des esclaves qui contribuaient à leur richesse et leur « liberté ». Un homme qui dépend de ses esclaves n’est pas un homme « libre » à mon sens. Il aura des préjugés et une pensée modelée par ses propres moyens d’existence.


Que ses moyens d’existence proviennent de l’état, de mécènes privés ou même des circonstances de sa naissance, l’artiste reste lié à certaines servitudes et doit constamment se battre – ou du moins converser – avec sa conscience pour savoir où il se situe par rapport à sa liberté de créer.


Je ne suis pas sûre qu’il y ait une réponse claire et totalement satisfaisante à cette question de la liberté artistique, mais je suis sûre qu’il est important de toujours se la poser en tant qu’artiste.

Peut-être que les modèles de contact direct avec le public que j’ai toujours essayé de créer sont une solution qui tend vers le plus de liberté possible. Que les personnes qui aiment ce qu’un artiste fait le rémunèrent, en toute liberté de choix, pour ce qu’il fait, parce qu’ils veulent voir, entendre, lire ce qu’il a à dire me semble être une voie qui fonctionne, même si là encore l’artiste est tributaire du nombre de ceux à qui il apporte de la lumière ou du bonheur.
Les artistes ne sont que rarement suivis par les foules. Certainement parce qu’ils sont souvent en avance sur leur temps, qu’ils sont dans la création d’un futur pour lequel certains ne sont pas encore prêts. Ce qui explique pourquoi tant d’artistes sont encensés après leur mort. Ils ne rencontrent leur public qu’une fois que ce public apparaît. Et ils ont certainement contribué par leur pensée innovante à faire apparaître ces nouvelles générations qu’ils ne connaitront pas.


Je n’ai donc pas forcément la réponse à la question de la liberté de l’artiste. Mais j’aime essayer de protéger cette liberté le plus possible. Et en parler fait partie de ce processus pour pouvoir la préserver au mieux.


Je pense d’ailleurs que cette réflexion s’applique à tout un chacun dans tout ce que nous faisons. L’art est une expression de ce qu’il y a de plus intime en nous et en chacun de nous vit un immense désir d’être soi-même en toute liberté. Et tous les jours, nous faisons des choix entre ce que nous ressentons et ce que nous pensons devoir faire pour vivre et survivre. Nous naviguons en direction de la justesse de ce que nous sommes toute notre vie. Chaque existence est faite de créations permanentes et successives. Et chaque choix que nous faisons se heurte à ce que nous pouvons ou désirons faire. En un sens chaque être humain réalise un travail d’artiste en train de créer sa vie. Et nous devons tous faire face à ces questions de liberté, de survie, d’existence et de co-existence.


Il n’y a pas de réponse facile, mais je trouve la question importante. Le fait de me la poser régulièrement me permet de me sentir aussi libre que possible. J’espère en tous cas que ces réflexions vous trouvent dans un moment de liberté ou de joie intérieure et vous souhaite de vous sentir libre autant qu’il est possible, aussi souvent que cela est possible.


Je vous embrasse,

Nejda

 

 

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