Article sur l'écriture du Poème "La vie est grande"


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Ce n’est pas mon tout premier souvenir, mais presque… Je suis assise sur le canapé en cuir dans le salon de mes grands-parents. Mon grand frère est au piano. Il joue l’accompagnement d’un morceau que mon grand-père interprète à la flûte. Ma grand-mère est dans une autre pièce. Je suis seule sur le canapé. Je dois avoir quatre ans. Et mon souvenir, c’est l’élan irrépressible. Une envie si forte que j’ai l’impression que mon cœur déborde et qu’il va me soulever au-dessus du sol. Je suis portée et emportée. Par la musique et par un volcan d’énergie inconnue qui me pousse vers les deux musiciens. Je suis silencieuse et j’écoute. Je me souviens alors de mon grand-père se retournant vers moi à la fin du morceau et me demandant avec étonnement : « Pourquoi est-ce que tu pleures ? ». Je pleurais sans m’en rendre compte. Toute ma vie, je ressentirai cette pulsion dans mes veines et dans mon âme qui m’empêchait presque de respirer. Je n’ai pu que répondre : « Moi aussi. ». « Moi aussi, je veux faire de la musique. » .

Deux ans plus tard, mes parents désirant faire les choses comme il faut, je me retrouve inscrite au conservatoire. L’endroit où l’on fabrique des conserves de gens et de musique… Solfège, violon, examens, contrôle permanent de l’exactitude des notes et du rythme, musique empoussiérée dans des salles empoussiérées avec des professeurs empoussiérés. Le cœur bat toujours sous la poussière. La pulsion est encore là, respectant la cadence mais dissimulant le groove. Il paraît que je me balance quand je joue. J’ai six ans. C’est ma façon de battre le rythme. Oui, mais ce n’est pas protocolaire. Ca ne se fait pas. J’aime inventer des morceaux avec mon violon, mais on me dit que je dois jouer Bach, que c’est obligatoire. Je dis que je n’aime pas la musique de Bach. Consternation. J’apprends à cacher mes envies, mes impulsions, mon instinct. Je ne swingue pas mes notes. J’adopte la posture conservatoiresque du violoniste même si elle me tord le cou. Je tire sur mes doigts. Je fais tout ce que l’on me dit de faire. Tout plutôt que de ne plus faire de musique.

Et un jour : une phrase. Une phrase que je n’oublierai jamais. Une phrase qui me fait sourire aujourd’hui et que je porte comme une rose à la boutonnière, mais qui lorsqu’elle a été prononcée est tombée sur moi comme une condamnation à mort. Ma très dévouée professeure de violon convoque mes parents. Son diagnostic est sans appel : « Votre fille est beaucoup trop sensible pour être musicienne. ». Dans son esprit, si je voulais pouvoir survivre à l’univers de compétition qui règne dans le monde de la musique classique, je devais m’endurcir. Je ne devais pas me poser de questions. Simplement devenir une machine d’exactitude, une montre suisse de la justesse qui ne se laisse pas influencer émotionnellement par le monde extérieur. Il n’y a qu’un seul violon solo dans un orchestre, on ne peut pas perdre son temps en états d’âme. Il faut travailler et être le meilleur. Et d’après elle, le fait que j’étais trop sensible était un obstacle à mon succès futur.

Aujourd’hui, avec le recul, je comprends ce qu’elle essayait de dire. Certains instrumentistes sont des chevaux de course, des athlètes de haut niveau. On sacrifie donc tout – y compris ses états d’âmes – pour arriver à l’excellence d’un geste. Mais moi… je ne voulais pas devenir une athlète, je voulais devenir musicienne. Je voulais écrire la musique, écrire les poèmes, écrire le monde.
Et pour pouvoir écrire, je devais garder ma sensibilité. Je devais garder la pulsation d’amour qui battait à mes tempes chaque fois que j’entendais une musique que j’aimais. Je devais conserver mes enchantements et mes désespoirs. Je devais rester cette enfant qui « réagit à tout ce qui l’approche ». Je devais rester cette personne dont les sens sont toujours à l’écoute pour pouvoir sentir et expérimenter le monde. Je devais garder cette faculté à être touchée malgré moi par ce qui se passe autour de moi. Je devais conserver cette perméabilité avec ce qui m’entoure, pour pouvoir écouter, comprendre, ressentir et pouvoir un jour, beaucoup plus tard, écrire.
Alors, c’est ce que j’ai fait. J’ai gardé ma sensibilité, même si j’ai dû la cacher soigneusement pendant des années, lorsque je passais un à un les échelons d’approbation de la fabrique de conserves que j’ai quittée avec allégresse, une fois mon diplôme obtenu.

Et enfin j’ai pu.
Etre cet être qui frémit à chaque bruissement de vie. Cette personne qui a une chanson qui s’écrit dans le cœur à chaque tremblement de l’univers. Cette personne qui perçoit, qui ressent, qui réagit à presque tout, presque tout le temps.

Et j’ai compris.
Ca peut faire mal. De ressentir le monde. Ca peut déstabiliser ou même vous faire chavirer. D’amour ou de désarroi. Etre sensible peut vous paralyser du fait du trop-plein d’informations que l’on reçoit en permanence. On peut se retrouver submergé. On peut se blesser facilement sur des réalités qui nous heurtent.

Mais cette sensibilité, c’est aussi elle qui nous relève, qui nous élève, qui nous montre la beauté à chaque coin de rue. Celle qui nous donne du courage et nous fait entendre la voix au fond de nous qui sait toujours de quel côté se trouve la lumière. C’est elle qui nous fait sourire et rire. C’est elle qui nous ouvre le cœur si grand que l’amour nous absorbe pour nous relier à tout ce qui a existé avant nous. C’est elle qui nous explique l’univers comme une grand-mère qui nous lit l’histoire du monde. C’est elle qui nous sauve, toujours.

Il faut juste se rappeler que la vie est grande. Que l’amitié des dieux est à notre disposition. Et qu’il ne faut pas s’attarder aux blessures. Il faut se souvenir de chanter, de danser, d’aimer. Il faut se souvenir, comme disait mon ami Thaddée Nsumpi que « Rien n’est grave, mais tout est important. »

Je suis heureuse de ne pas « être trop sensible » pour la poésie, ni trop sensible pour la musique, ni trop sensible pour la vie. Je suis juste assez sensible pour éprouver un plaisir fou à être en vie.

Je vous souhaite une semaine pleine de douceur et d’émerveillements ! Que la vie vous soit tendre et scintillante d’émotions délicates et colorées. Les cœurs sensibles ont toujours été ceux qui transforment le monde.

Je vous embrasse,

Nejda

 

 

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